Ces derniers jours, SophieSF a publié une histoire de (super-)héros, qui m’a inspirée pour déterrer de vieux brouillons, avec de vrais héros dedans. (Merci :) )
Garde aux urgences pédiatriques de mon gros hôpital d’Afrique Centrale.
Elle s’appelle Faith, la princesse.
Elle vient avec son papa qui se confond en excuse pour nous avoir réveillé au beau milieu de la nuit. Moi, j’essayais sans succès de trouver le sommeil sur un brancard des urgences, au milieu des moustiques porteurs de palu, j’étais plutôt contente de pouvoir me rendre utile en attendant la fin de la garde.
Il doit être originaire de l’ouest du pays, dans les régions frontalières avec le Niger : il est anglophone et parle d’une voix toute douce dans un mauvais français teinté de pidjin et d’accent local, c’est un peu compliqué de comprendre ce qu’il se passe.
Je rencontre donc Faith. Visiblement mal en point.
Il me dit qu’elle a 5 ans mais elle fait minuscule sur la table d’examen, petite chose toute recroquevillée. Je lui en aurais donné 3, à la taille, à l’épaisseur des gambettes. Avant de croiser son regard.
Deux grands yeux apeurés et un syndrome de Hutchinson qui lui fait deux cocards boursouflés autour.
En l’approchant, elle a aussi une masse abdominale énorme qui gonfle sous le T-shirt rose. Et quelque chose me dit que ce n’est pas le foie…
Elle est si pâle, cette princesse noire, presque jaune, avec trois bouclettes douces sur la tête qui rappellent la petite fille qu’elle a du être avant que la maladie ne déforme son ventre et son visage.
Mais ce qui déchire le cœur, c’est de l’entendre respirer. Elle manque d’air, chaque inspiration est un effort, chaque expiration la fait geindre. Son visage est crispé. Ses grands yeux s’écarquillent encore quand je l’approche mais rien d’autre ne bouge.
Elle doit avoir peur. Elle aurait mille raisons d’avoir peur, dans ce box étroit d’un hôpital inconnu avec l’air qui commence à manquer et l’épuisement qui se fait sentir.
Elle doit avoir mal. Elle a mille raisons d’avoir mal, entre les métas qu’on suspecte ici ou là, les douleurs neurogènes, les crampes à force de chercher de l’air.
Et ce bruit qui ne s’arrête pas. Inspiration – sifflement … Expiration – geignement … Et on recommence, 40, 60 fois par minute ? Un rythme qui remplit la pièce.
Mama, l’infirmière, ajoute au passage qu’elle a 40° de fièvre.
Le père me tend un bilan sanguin d’il y a 3 jours. Elle a 100 leucocytes. Par millimètre cube de sang. Zéro neutrophiles. 7 grammes d’hémoglobine. Autour de 40 000 plaquettes.
OK. C’est moi qui flippe maintenant.
Le sang, je sais pas ce qu’il transporte, parce que dedans, y’a pas beaucoup de globules rouges, pas beaucoup-du-tout de plaquettes, et presque aucun globule blanc.
J’ai rassemblé toutes mes forces et fait tout ce qui était en mon possible : je suis allée chercher l’extracteur d’oxygène dans le service d’à côté. C’est une machine bizarre, on dirait un gros jouet d’enfant en plastique, les couleurs en moins. Un truc monté sur roulettes avec comme deux bouteilles vides et un tuyau qui les relie, un moteur à l’intérieur. Faut adapter ses petites lunettes à oxygène dessus, des fois le raccord n’est pas bon et on le bricole avec un tuyau de sonde naso-gastrique. Tout ça pour délivrer au grand maximum 3 litres d’oxygène par minute. J’ai jamais su si ça marchait vraiment, ou si c’était une machine à envoyer de l’air dans le nez.
Faute de mieux, on a mis les petits embouts des lunettes dans le nez de Faith, non sans essuyer de vives protestations. Essayez de mettre un truc sur le nez de quelqu’un qui s’étouffe, c’est d’un rigolo… On a essayé de les maintenir avec des bouts de sparadrap récupérés ici et là. Sur le bouton de l’interrupteur qui maintenait la lumière allumée, sur un pied à perf qui trainait, un peu partout, des bouts de sparadrap mis bout à bout, pour une fixation de fortune.
Et après ?
Mon chef devrait débarquer et je ne sais plus pourquoi il n’est pas là.
Peut-être qu’il est venu quand même, mais dans mes souvenirs, je me sens très seule dans la nuit.
Sans saturomètre pour savoir si l’oxygène a été au moins un peu efficace. Sans radio de thorax avant demain et encore, c’est 5 000 FCFA, pour un truc de qualité médiocre, souvent ininterprétable, et puis pour quoi en faire, après ? Sans idée, sans moyen de la soulager.
J’essaie de déchiffrer le carnet de santé. J’essaie de comprendre le papa.
Faith fait des chimios à petite dose, quand ils peuvent se les payer, pour un cancer dont ils savent bien qu’elle ne guérira pas.
Faith a beaucoup de courage, me dit-il. Je veux bien le croire.
On parle antalgiques dans un franglais des plus approximatifs, avec des bouts de pidjin et de francam.
On discute de la perfusion, un peu. Je sens bien qu’il n’est pas très chaud. Je n’ai pas grand chose à lui proposer de plus par les veines à part une hyperhydratation qui pourrait la soulager un peu.
Et des antibiotiques. Va pour les antibios. Faut prendre des pas trop cher. Vous inquiétez pas, j’ai rocéphine – genta en stock, rien d’exotique, et quand bien même, je ne sais pas du tout ce qui serait le mieux pour votre princesse…
3 heures pour rassembler mes neurones, et c’est tout ce que j’ai trouvé.
Je n’ai pas encore appris, je ne sais pas comment réagir. Je n’y connais rien aux cancers qu’on ne peut pas guérir et aux enfants qui plongent dans mon regard avec des yeux ronds pleins de questions auxquelles je ne sais pas répondre.
Je ne sais pas encore qu’un an plus tard, je vais me retrouver face à des situations globalement similaires, en France bien métropolitaine, avec tout l’arsenal thérapeutique voulu et rêvé, et que je me sentirai désarmée pareil.
Je fais face à l’impuissance médicale, au manque de moyens, diagnostiques, thérapeutiques… Je suis loin de me douter que sous nos latitudes, avec la médecine qui est sensée tout savoir, tout guérir, tout résoudre, l’impuissance est aussi palpable quand on meurt de la même maladie. Au même âge, avec la même absurdité.
Je discute longtemps avec le papa. Impressionnée par le contraste entre la violence de la situation et la douceur de cet homme. Entre le silence de la nuit et la cruauté de leur histoire.
J’essaie de lui parler en anglais pour qu’il ne se fatigue pas à essayer de trouver ses mots en français. J’essaie de parler avec lui et ça m’apaise – on ne peut rien faire de plus, on espère, on prie, pour Faith, avec elle. Allez lui tenir la main…