La poussière rouge

Rouge. De la terre rouge, c’est tout ce que j’ai vu à la descente de l’avion. Après l’angoisse de l’arrivée sur un continent inconnu, cette terre, avec sa poussière et sa boue couleur brique qui s’étalent partout me rassuraient presque. Alors c’est ça, l’Afrique.
J’ai retrouvé mon contact sur place, un médecin du service de pédiatrie où j’étais affectée, et à cet instant, soulagée de voir que la personne rencontrée sur internet était bel et bien réelle, je n’avais plus peur de rien. Juste de l’émerveillement pour toutes ces nouveautés qui se déployaient sous mes yeux.
Bien sûr, je ne comprenais encore rien au paysage s’étendant devant moi, sous le ciel lourd surplombant Yaoundé. Les call box, les marchants de prunes et de plantain braisé, accroupis sur le trottoir, les enfants qui portent vos bagages pour 100 francs CFA… tout ça était bien trop éloigné de mes repères pour me dire quoi que ce soit.
On s’est salué, mon hôte a porté une de mes deux énormes valises et nous sommes montés dans un taxi. Un comme tous les autres ici, une vieille toyota corolla jaune poussin passablement défoncée, pare-brise largement fissuré et poignées à l’ouverture aléatoire, avec des étoiles blanches pour décorer le coffre et une inscription peinte sous la plaque d’immatriculation : « Dieu est grand ».
Le médecin qui m’accompagnait est monté devant, et au ton qu’il employait j’ai cru qu’il connaissait le chauffeur. A l’arrière, j’ai essayé d’attacher ma ceinture, par réflexe, et j’ai vite compris que ce n’était pas un geste habituel ici, au rire sonore des deux hommes devant moi. J’ai tenté de me justifier un peu, mais peine perdue. Ca fera rire encore bien du monde pendant une bonne semaine après. Attacher sa ceinture… cette blague.
C’est qu’il faut les voir conduire, les taximans, et vous comprendrez. Dans ces taxis collectifs où l’on monte à 3 derrière et 2 devant sur le siège passager, en plus du chauffeur, le code de la route est savamment réinterprété à la manière de Yaoundé : on se dépasse dans tous les sens en frôlant la carrosserie du voisin, si une file est bouchée, on en crée une deuxième. Si deux files sont bloquées, essayons d’en faire une troisième. S’il y a encore la place dans un carrefour encombré, on passera encore à côté, dans une quatrième, cinquième, sixième file… finalement, l’important c’est d’avancer ! La route, profondément défoncée par endroits, voit les voitures contourner les crevasses par tous les moyens, et finir leurs restes d’amortisseurs dans les trous qui ne peuvent être évités. Quand ils veulent contourner les embouteillages, les taxis s’enfoncent dans les quartiers, dans des raccourcis aux chemins non goudronnés où je n’aurais jamais cru qu’une voiture puisse s’aventurer.
Les feux sont extrêmement rares et moyennement respectés. Les piétons et les moto-taxis se faufilent entre les autos avec agilité. Tous obéissent à un code de la route non conventionnel et non écrit, mais bien présent, dans une ambiance de klaxon ininterrompu, comme un langage codé. Un coup pour dire « veux-tu monter dans mon taxi ? », deux coups pour rappeler à la voiture de devant qu’on est juste dans son angle mort, un coup appuyé quand le chauffeur perd patience …
Pendant un long moment, c’est cette conduite en taxi qui m’a le plus fasciné dans cette ville.
Pourtant, bien des choses étaient incroyables : les couleurs vives des boubous, les marchandises et les sacs portés sur la tête, les odeurs nouvelles, le bruit constant, la musique locale, le mouvement permanent de cette foule, les formes, les habitudes, toute cette vie qui s’étendait constamment à mes pieds me passionnait.
Très vite, j’ai réalisé que je me sentais à ma place dans cet environnement pourtant si éloigné du mien. Pour une fois dans ma vie, je me sentais vraiment toute petite, poussière blanche au milieu de la poussière rouge, et j’en tirais une légèreté nouvelle. Loin de l’Europe où pèsent sur les épaules de chacun la situation économique mondiale, le réchauffement climatique, et toutes les petites révolutions qu’aiment faire les français… j’étais comme soulagée d’un fardeau. Dans une ville tellement polluée, aux inégalités sociales si grandes, qui aurait bien besoin de changements immenses, je crois que j’ai enfin compris quelque chose de vraiment très très bête et pourtant essentiel : je ne changerai pas ce monde.
Bin c’est idiot, mais moi ça me changeait, hein.
Comme je n’avais plus pour mission de changer le monde, je pouvais au moins ouvrir grand les yeux pour comprendre et pouvoir raconter ces lieux après mon retour.
Le long des routes, sur le trottoir de terre, chaque maison avait donc son petit commerce. Les marchands de balais ou de seaux à côté de la couturière, elle-même accolée à la boutique de quartier où l’on trouve le pain, les œufs, le lait en poudre et ses sachets de lessive, elle-même partageant un mur avec le cyber-café ou le bar avec son enseigne « Guinness ».
Plus loin, le call box déploie son parapluie multicolore où est scotchée une affiche : « MTN/ORANGE : 100 FCFA de 0 à 59s ». Dès que j’ai eu mon téléphone – un mauvais Nokia venu de Dubaï, bourré de fautes d’orthographe dans les menus – j’ai appris à repérer ces petits vendeurs auprès desquels on peut recharger du crédit dans son portable, ou appeler quelqu’un pour 100 francs la minute.
Les premiers temps, l’accent de mes hôtes était très déconcertant. Je voyais bien qu’ils faisaient des efforts pour parler lentement et bien articuler, mais je n’arrêtais pas de les faire répéter. Il était souvent question de leurs « frè’’ », leurs « seu’’ », « pè’’’ » et « mè’’’ », (frères, sœurs, père et mère) j’avais du mal à suivre. Je comprenais néanmoins leurs conseils qui pleuvaient :
– Ne prends pas le taxi toute seule !
– Ne sors pas après la nuit !
– Prends toujours tes papiers d’identité sur toi !
– Si tu dois monter dans un taxi alors que tu n’es pas accompagnée, repère bien un où il y a des femmes à l’intérieur, c’est plus sûr.
– Ne mets pas ton sac à terre, en Afrique on dit que ça apporte la misère.
– Ne répond pas aux gens qui t’appellent « la blanche, la blanche ! »
–  …
Devant mon intégration rapide, ils ont bien fini par me laisser prendre seule le taxi le matin pour me rendre à l’hôpital. C’est facile, il faut annoncer sa destination et son prix quand le chauffeur ralentit à ton niveau. Moi c’était, chaque jour : « Hôpital Central, trois cent »… et quand arrivait une voiture dont c’était la direction, le chauffeur faisait un signe de la main pour me dire de monter, ou bien un coup de klaxon… parfois, il se déplace juste vers la droite pour se garer, sans rien dire, et il faut comprendre que tu es bien la personne concernée.
Mon but du jeu était de finir par parler comme les camerounais, pour que le taxi ne puisse pas savoir que j’étais blanche s’il ne regardait pas.
Je crois qu’au bout de deux mois, j’y suis presque arrivée.

A propos openblueeyes

Apprentie docteur en pédiatrie.
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7 commentaires pour La poussière rouge

  1. magali dit :

    On s’y croit vraiment… Super article… la description est tellement vraie…
    J’ai l’impression de retourner un an en arrière et de me retrouver au centre de Yaoundé…

  2. Mistinguette dit :

    Oui, super article. Une introduction à de nombreux autres, j’espère.
    Contente de te relire. Superbe bannière aussi. A très vite !

  3. l'antique dit :

    « ne pas changer le monde », comme cette leçon est dure à intégrer !
    bravo!
    continue à écrire, tu le fais bien.

  4. Barbara dit :

    comme commenté au dessus
    merci de nous faire si bien partager ces moments
    j’ai retrouvé du vécu avec les taxi- brousses de Madagascar (on met la clé pour démarrer puis après on la retire et glisse ds sa poche

    et ça roule (bon pas toujours bien d’accord)
    6 derrière 4 devant … aussi

    et en effet quelle libération ce sentiment
    bonne démarche qui t’as permis d’avancer et …de construire justement

    j’ai hâte de lire tes prochains billets
    mais je prendrai le temps d’attendre aussi

  5. cerise dit :

    Bon retour à toi et Merci pour ce beau voyage par procuration…On s’y croirait!
    J’ai hâte que tu nous racontes la suite!

  6. sophie dit :

    j’ai moi meme passé deux mois à dire « Hopital central, deux cent » l’été dernier. Tu n’imagines pas les souvenirs que tu as fait remonter! ( ou plutot si en fait, je pense que tu imagines très bien!!) tu as tout parfaitement décrit, les taxis et leurs petites phrases, le bruit incessant, les couleurs dans tous les sens, les conseils des gens et puis l’adaptation qui se fait en quelques jours des que tu t’es habituée aux « la blanche, la white »à tout-va et qui fait que tu n’as juste plus envie de partir… bon tu l’as compris, j’attends les suivants avec impatience!

  7. daishali dit :

    J aime beaucoup le passage ci dessous, qui me rappelle mon premier contact avec la Chine, comme une evidence. Tres beau blog, bonne continuation!

    Très vite, j’ai réalisé que je me sentais à ma place dans cet environnement pourtant si éloigné du mien. Pour une fois dans ma vie, je me sentais vraiment toute petite, poussière blanche au milieu de la poussière rouge, et j’en tirais une légèreté nouvelle. Loin de l’Europe où pèsent sur les épaules de chacun la situation économique mondiale, le réchauffement climatique, et toutes les petites révolutions qu’aiment faire les français… j’étais comme soulagée d’un fardeau. Dans une ville tellement polluée, aux inégalités sociales si grandes, qui aurait bien besoin de changements immenses, je crois que j’ai enfin compris quelque chose de vraiment très très bête et pourtant essentiel : je ne changerai pas ce monde.

    Bin c’est idiot, mais moi ça me changeait, hein.

    Comme je n’avais plus pour mission de changer le monde, je pouvais au moins ouvrir grand les yeux pour comprendre et pouvoir raconter ces lieux après mon retour.

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