Precious

Dans sa lettre du jour, on apprend qu’au Niger, msf agit contre la malnutrition.
En parlant de malnutrition.
Le jour des résultats du concours de l’internat, je suis dans le service dédié (Gastro/endocrino-pédia et malnutrition), en train de peser un nourrisson de 18 mois.
On met la couche en tissu sur la balance, on tare, la maman pose son enfant sur le pèse-bébé blanc.
5. 990
Ca s’est affiché comme ça. 5kg990. Le poids de certains à 6 mois. J’ai du mal à y croire. Je repèse l’enfant. Même résultat.
C’est le moment que choisit mon téléphone pour sonner.
Mince, un numéro français, c’est peut-être important.
« – Allo ? Ah, c’est toi, tu sais que tu me déranges, là ? (j’ai toujours été agréable au téléphone…)
– Heu, oui, mais les résultats des ECN sont sortis, tu ne veux pas connaitre ton classement ?
– Ah. Non, là, non, pas tout de suite, désolée. »
Le sens des priorités, tout ça.
Je cherche à comprendre. Il s’appelle Precious, il a donc un an et demi. Pour lui, les dés sont pipés depuis le début : il est séropositif VIH. Comme 90 % des enfants malnutris du service. Comme 5,1 % de la population selon les chiffres officiels.
Pour lui, ce qui m’embête encore plus, c’est qu’il n’a rien mangé, rien bu, depuis son arrivée dans le service il y a deux jours.
La maman est apathique, bouge lentement, parle lentement, ne sourit pas, regarde dans le vague.
Elle dit qu’elle n’a rien. Rien de rien. Tout ce qu’on lui a demandé de prendre : le lait, le sucre, l’eau minérale, les médicaments… elle ne peut pas. Toutes les ordonnances, elle les a prises, et gardées dans un coin, sachant très bien qu’elle ne pourrait rien en faire. Et elle n’a rien dit.
Peut-être qu’elle avait honte. Peut-être qu’elle ne voulait pas déranger. Peut-être qu’elle n’a pas le courage de se battre. Peut-être qu’elle pense que son fils est condamné, que ce n’est pas la peine. Les infirmières, face à cette inertie, diront même qu’elle est pressée de voir son fils mourir, pour en refaire un autre.
Je m’inquiète. Je vais chercher de l’eau. Un peu. Je demande du lait aux infirmières. Elles n’ont plus rien à prêter, mais elles appellent un laboratoire qui leur donne souvent une ou deux boites. Le labo va passer.
Il ne reste plus que l’huile, le sucre, l’eau minérale, les vitamines, et on pourra faire la solution de « F75 », le liquide nutritionnel recommandé par l’OMS pour la phase 1 de la prise en charge de la malnutrition.
On demande aux autres mamans. On prête un peu d’argent. On monte un dossier d’indigence pour le service social. Ça nous prend une bonne partie de la matinée.
Je continue mon tour des lits. En plus de Precious, j’ai 8 patients sur les 16 du service. Trois autres malnutris, dont l’un est séropositif et probablement tuberculeux. Plusieurs gastro-entérites aigües. Une pneumopathie arrivée dans nos salles par le jeu de la répartition des patients à leur sortie des urgences. C’est une petite fille qui va d’ailleurs attraper le premier rotavirus qui traine par ici. Ils sont tous entassés dans une même chambre, sur de vieux lits superposés au dessus desquels pendent des moustiquaires vertes.
Ici, les mamans sont hospitalisées avec les enfants. Elles nous servent de garde-malade, d’infirmière pour donner les médicaments non injectables, administrer la nutrition par voie orale ou par la sonde naso-gastrique, et prendre la température trois fois par jour. Dans les services de réanimation ou de néonat., elles servent aussi de « scope », pour avertir l’équipe médicale pour tout problème, et surtout si l’enfant ne respire plus.
Certaines ne jouent pas très bien ce rôle. C’est comme ça qu’à 15h, en finissant son tour des patients, le médecin du service (une résidente en Pédiatrie que j’admire beaucoup) retrouve Precious dans le coma.
Branle-bas de combat.
On court jusqu’en réa, dans un autre bâtiment. On engueule la maman pour qu’elle coure plus vite – Non mais c’est pas possible d’être aussi lente quand la vie de son enfant est en jeu.
On trouve une place avec oxygène. On met les lunettes à l’enfant et l’oxygénothérapie au maximum – 5 litres. Entre temps, cet idiot s’est arrêté de respirer. On trouve un ambu/ballon/masque adapté. On fait des prescriptions : de quoi mettre une voie veineuse, de quoi réhydrater, ce sera déjà pas mal.
Dans l’urgence, on a cru à un choc hypovolémique, le médecin et moi. Les idiotes.
Ça nous est venu à l’esprit quelques secondes trop tard que ça pouvait être une bête hypoglycémie.
J’étais déjà avec l’ordonnance, signée et tamponnée par le directeur (une chance que ça lui soit arrivé en journée) pour délivrance gratuite des médicaments, devant la pharmacie, à tambouriner comme une abrutie pour que quelqu’un arrive vite.
– Oui, bonjour, il nous faudrait tout ça s’il vous plait.
– (grommellements)
– Par contre, je me suis trompée en rédigeant l’ordonnance, je suis désolée, il nous faudrait du sérum glucosé plutôt que du sérum salé.
– Moi je peux pas vous donner autre chose que ce que le directeur a visé.
– Oui, je vous comprends, mais quand même, le petit fait sans doute une hypoglycémie, il va mourir sans son glucosé !
– Moi je peux pas vous donner autre chose que ce que le directeur a visé.
– … Mais heu, vous savez, le prix de 250cc de salé et de glucosé c’est la même chose, le directeur aurait accepté tout pareil, hein.
– Moi je peux pas vous donner autre chose que ce que le directeur a visé.
– … Mais VOUS VOUS RENDEZ COMPTE de ce que vous me dites là ?! EH OH ! …
C’est une collègue qui m’a tiré par la manche de la blouse avant que je devienne insultante.
La bêtise humaine n’a décidément aucune limite. J’en avais les larmes aux yeux.
On a finalement apporté aux infirmières le matériel pour poser la voie veineuse. Ma collègue est allée chercher une poche de sérum glucosé qui trainait aux urgences, miraculeusement. *
Je suis allée relayer mon autre collègue à la ventilation. Comme il n’y avait pas beaucoup de place à la tête de l’enfant, entre le médecin, l’infirmière et la stagiaire, on m’a demandé de contourner tout ce monde et de venir sur le lit. C’est donc à genou sur le matelas moyennement stable de ce lit de « réa », le masque et la mandibule dans une main, le ballon dans l’autre, que je me suis retrouvée face à la chef de réa, venue voir d’où provenait toute cette agitation dans son service. Et c’est là que mon téléphone a décidé de sonner une seconde fois, comme pour me rappeler que quand même, les résultats des ECN, c’était vachement important aussi.
Oui mais bon, comment dire, là tout de suite ça va être difficile.
Ce qui est sympa, chez le malnutri, c’est qu’on peut être absolument sûr qu’une emmerde n’arrive jamais seule. On a donc réhydraté le petit au sérum salé (pas beaucoup), puis vite branché le glucosé quand il est arrivé. On a fait un bolus, je crois bien que dans les protocoles c’est 2 cc/kg, et je crois aussi qu’on a un peu dépassé ça.
Reprise d’une ventilation spontanée.
J’ai une main libre pour ausculter.
Comment vous décrire le bruit de galop que j’ai entendu ce jour là ? Je n’avais jamais entendu ça, mais quand il arrive à vos oreilles, il n’y a aucun moyen de vous tromper.
Ta-ga-da, ta-ga-da sous mes oreilles, donc. A une vitesse dépassant largement les 200 battements par minutes, mais il est évidemment illusoire de vouloir compter une fréquence quand on a une défaillance cardiaque comme celle-ci.
La fragilité cardiaque du malnutri, vous l’aviez lue dans les livres, je l’ai testée pour vous.
On a fermé tous les robinets ouverts. On a prié. Ne nous lâche pas maintenant. Pas comme ça, pas là. S’il te plait. La résidente avec moi n’arrêtait pas de répéter, comme pour s’en convaincre, qu’aucun des enfants pour lesquels elle s’était battue comme ça ne l’avait lâchée.
Et le cœur s’est calmé. Un cœur stable, une respiration stable, un état de conscience qui revenait peu à peu à la normale. Ce jour là, on a sorti Precious d’affaire.
Pour cette fois.
Vers 17h, dans un état d’euphorie qui avait probablement un lien avec la fatigue, la nervosité et ma propre hypoglycémie (Pas de pause à midi. Pendant deux mois. On s’étonne que j’ai pas pris un gramme malgré tout ce que j’ai pu manger là bas), j’ai enfin pu appeler en France pour connaitre mon classement à l’internat.
Bon, ben c’était pas génial, mais c’était pas si mal, comparé à mon impression au sortir des épreuves.
Et je vais pouvoir faire pédiatrie, quelque part en France, et ça c’est quand même l’essentiel. Pour tout le reste, j’ai appris à relativiser.
* Il n’y a rien, dans ces urgences, même pas une ampoule de quinine ou du sparadrap. Les patients doivent tous d’abord passer par la pharmacie puis revenir avec leur matériel pour une perfusion / leurs produits / leur médicament. C’est particulièrement frustrant quand on a un gamin qui convulse sous les yeux, que la pharmacie de l’hôpital n’a plus de Valium, et qu’il faut attendre que le papa fasse toutes les pharmacies de garde avant de revenir avec sa précieuse ampoule. J’ai fait une garde entière comme ça. Un bonheur.
PS : En ligne, 195 millions d’histoires de la malnutrition, avec 6 vidéos à voir, dans le cadre de la campagne de msf : Starved For Attention.

A propos openblueeyes

Apprentie docteur en pédiatrie.
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14 commentaires pour Precious

  1. café liégeois dit :

    Ce matin, je me suis levée ronchon parce je n’ai pas bien dormi.
    Tu rends compte, j’ai MAAAL dormi, je ne vais pas être en forme aujourd’hui… que j’ai dit à mon homme!!!
    Quelle honte d’égocentrisme!
    Un petit post qui m’a bien remis les pendules à l’heure.
    Tendresses pour Precious et bonne continuation à vous!

  2. Barbara dit :

    tout commentaire serait superflu à ton récit

    sauf peut être :bravo pour les résultats'(quand même ) et la pédiatrie où tu vas être super(investie crevée impliquée fatiguée mais heureuse c’est tout le mal que je te souhaite )

  3. Barbara dit :

    ça m’a aussi rappelé
    ça :

  4. spyko dit :

    Le récit est très bien fait, on était avec toi en direct au chevet de ce petit garçon…

    Bravo pour les résultats et je guette dans mon service de pédia si je te vois arriver ou pas… ;-)

  5. Douchka dit :

    ton récit ma rappelé tellement de choses! et la notion de relativité importante en médecine et dans la vie surtout! mais Tu as de quoi etre contente pour ton classement! FELICITATIONS!!!

  6. Kcenia dit :

    J’ai eu l’occasion de lire « les instincts maternels » de Sarah Blaffer Hrdy
    J’y ai tout de suite repensé en lisant l’histoire de Precious
    Je précise tout de suite : je n’y ai pas lu d’explications toute faite pour te sortir une énième hypothèse sur les relations de Precious et sa mère
    Mais ce livre parle de tout ça, les grossesses, les naissances, la suite… ce pour quoi on est « programmé », « prédisposé », tout ce qui marche et tout ce qui peut coincer entre un bébé et ceux qui vont lui permettre de vivre et de survivre. Le pluriel aux instincts n’est pas là pour rien et l’auteure est loin de mettre les gens dans des cases
    Je me dis que cette lecture pourrait bien te plaire, surtout après ce que tu sembles avoir vécu qui a du te donner d’autres aperçus des relations parents-enfants que ce qu’on peut voir dans nos « petites » vies, même si je me doute que la pratique de la pédiatrie en France t’as déjà permis d’en voir des vertes mais aussi des bien mûres :o)

  7. Gélule dit :

    5kgs 990, c’est à peine plus que le dernier loulou de 2 mois que j’ai eu en consult’ systématique, qui est séronégatif et bien nourri, lui…..
    Tiens j’ai une question bête : comment ça se passe pour le financement du séjour dans le lit d’hôpital là-bas? les gens payent aussi? parce que si cette maman n’a pas de quoi nourrir son enfant…. pour l’hosto elle fait comment?
    C’est atroce, ça me paraît insoluble ton histoire, ce petit bout de chou s’en est sorti après un premier malaise hypo profond, mais comme tu dis, « pour cette fois », et pour combien de temps…. jusqu’au jour où il refera pareil hors de l’hôpital? où est la solution? je ne sais pas. Ce que tu racontes ici me semble bien faire écho à ton post précédent : on ne change pas le monde, mais on le regarde avec des yeux grands ouverts.

    A part ça, car cela concerne tout de même ton futur de jeune médecin, félicitations pour les ECN. Oui c’est un concours à la con, oui ça paraît loin quand on est auprès du petit Precious, mais on gagne une chouette interne en pédiatrie!!

  8. openblueeyes dit :

    Gélule : bien sûr, ce sont les patients qui payent l’hospitalisation. Mais on avait la chance d’être dans une structure à petite vocation « sociale », donc :
    – Les frais étaient très bas par rapport à d’autres structures : 13 500 francs CFA pour 10 jours d’hospitalisation (environ 20 euros).
    – Et prise en charge de quelques « indigents » pour qui l’hospitalisation et quelques médicaments/examens étaient offerts par la structure.
    Pas grand chose, mais ça laissait un peu d’espoir quand même :)

    Pour tout le monde :
    Precious est décédé environ un mois après.
    Je ne voulais pas le dire, garder un peu l’illusion, mais je n’ai pas tenu longtemps.
    J’étais dans un autre service. Il allait mieux, il se tenait assis, il tenait sa tasse à deux mains pour boire son lait. Il s’est chopé une infection nosocomiale, ou un palu qui passait, on ne sait pas vraiment. Il a fait une anémie sévère.
    Un médecin des urgences est allé le voir une nuit et l’a transfusé à 25cc/kg.
    Ce qui est beaucoup trop pour un malnutri.
    Il lui aurait fallu 10cc/kg grand maximum.
    Il a fait une insuffisance cardiaque du tonnerre, avec une dyspnée qui faisait mal à voir. On lui a couru après avec du lasilix pendant presque 48h, mais cette fois, y’avait pas de place en réa, donc pas d’oxygène, pas de surveillance rapprochée, et pas de soins adaptés.

    Le plus terrible dans cette histoire, ce n’est pas l’erreur initiale du médecin dans la transfusion. C’était peut-être une erreur, au départ, de le garder hospitalisé si longtemps.
    Le pire, c’est de ne pouvoir rien faire quand un enfant s’étouffe sous vos yeux. Rien.
    Ça, ça va encore me rendre triste un bon moment.

    Enfin, faut pas que je vous fasse pleurer tout de suite, j’ai encore quelques autres histoires à vous raconter !

  9. Mistinguette dit :

    En te lisant, je me disais que ce serait formidable si tous les médecins passaient par l’expérience d’humanité profonde que tu as vécu cet été.
    Vivre ça, ça doit vous donner une certaine densité, d’un coup.

    Bravo pour ton concours. Féloches et confettis.

  10. BubbleT dit :

    Histoire tellement triste et révoltante, des Precious il doit en avoir tellement dans le monde mais la majorité des gens s’en fichent…
    En partageant son histoire tu changes bien un peu bout de monde, tu participes à faire prendre conscience du problème…
    En tout cas continue ! Tu viens de remotiver une petite P1 idéaliste qui va travailler pour un jour elle aussi aider les autres

  11. LaurenceB dit :

    C’est terrible.
    Ca pose terriblement la question de la valeur de la vie.
    Paix à son âme.

  12. Coucou Marie Où étais-tu ? Et où es-tu aujourd’hui ? Je suis désolée mais avec problèmes je n’ai pas tout suivi. Et pourtant tu as toujours une place dans mon coeur et au Mesnil. Tu viens quand tu veux !
    Je savais que tu réussirais, bravo pour ton parcours.
    Bises
    Nicole T.

  13. openblueeyes dit :

    Mistinguette > C’est effectivement une expérience formidable, mais tu sais, tous les médecins ne veulent pas forcément vivre ce genre de chose, et tous n’en tireraient pas forcément profit.
    Comme le fait d’aller en Afrique, par exemple : j’ai vu des collègues, étudiants en médecine ou dans d’autres branches de la santé, devenir de véritables connards, là bas ou à leur retour en France !
    Je ne me l’explique pas tout à fait, mais je le prend comme un avertissement : vivre ce genre de situation ne fait pas automatiquement de nous de « bons médecins » et encore moins « quelqu’un de bien ».

    BubbleT > Contente de pouvoir être une source de motivation :) Et surtout, même si ça ne se passe pas comme tu voudrais à la fin de l’année, ne déprime pas : il y a un milliard de façon d’aider les autres. Si je n’avais pas pu être médecin, je crois qu’il y aurait bien trois ou quatre métiers qui auraient pu me correspondre aussi bien !

    Laurence B > C’est ça…

    Nicole > Merci beaucoup :) (et en privé, pour les infos privées, du coup ;-) )

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