18h32

18h.

C’est l’heure de prendre ma garde à la maternité.

Je viens de passer une journée compliquée, depuis 8h ce matin.
Il faut s’occuper aussi bien des ados qui viennent pour des trucs « psys », où l’angoisse déborde et où tu dois parler des heures avec toute la famille, et des petites blondinettes avec leurs grosses pathologies organiques bien tumorales et bien méchantes (où l’angoisse déborde et où tu dois parler… etc.).  Accessoirement, il me reste les transmissions à faire pour demain, des prescriptions à finir pour un retour de bloc, et une dizaine de courrier… j’espérais secrètement que la nuit soit calme.

Ma collègue de la mater me prévient tout en finissant de préparer notre matériel de réa : « Il y a un 29 semaines qui va arriver. Ils sont en salle de césarienne. »

Ca s’annonce compliqué, pour mes courriers…

Je jette un œil sur le dossier : maman irlandaise en vacances sur la région, a rompu la poche des eaux il y a une semaine, trop instable pour rentrer, bébé tolère très mal les contractions.

Ok. Donc ça commence d’emblée comme ça, justement ce soir ?

Le coup d’œil suivant est pour ma table de réa. Les laryngos d’abord. La lumière du premier est assez faible, c’est pas les piles, c’est le tartre ! C’est pire pour le 2e, tant pis. Les sondes d’intubation ensuite : à 29 semaines, le 2 ½ ça ira. On va garder la n°3 pas trop loin au cas où ce soit un « gros » gabarit.
Je ne regarde même pas les lunettes de CPAP : si ça va bien, on aura le temps de les attraper.

J’enfile ma tenue pour aller dans la salle du bloc. Ils viennent de poser la rachi-anesthésie. Je me dis bêtement que bébé ne doit pas aller si mal si on prend ce temps là. J’en profite pour parler un peu à la maman avec mon superbe English et mon wonderful accent : « Hello, i’m the intern in pediatric, i will take care of your baby. I’ve just read your file, but i’ve still one question, do you want breastfead ? » « If you recommand it » « Yes, we think it’s the best for your baby » « Ok so »…

On s’est arrêté là. On a attendu. Un moment après l’incision, je l’ai entendu demander à l’anesthésiste : « Is it normal it takes so long ? ». J’ai pensé que oui, tout était normal. Alors que d’habitude je suis toujours tremblante dans ces salles de bloc et je trouve toujours qu’ils ne vont pas assez vite. Est-ce que je savais, qu’il fallait garder mon sress pour après ?

Ma chef est arrivée quand ils ont commencé à le sortir. On a vu un liquide sanglant s’étendre en flaque sur un petit corps tout coincé, les fesses premières, puis les épaules… la tête est resté un moment sous le sang de sa mère, c’est là que j’ai commencé à flipper.

A la sortie, ma chef a orchestré ça de main de maitre : essuyage, séchage, pendant que la gynéco clampait le cordon. 18h32. Un coucou à maman derrière le champ. Passage rapide dans la salle de réa. Pesée. 1kg100, ça va. Mise sur la table, sous la radiante.

A mon tour.

Bébé n’a toujours pas crié.

Je tremble tellement que je mets l’aspi d’abord à côté de la bouche. Je l’ai déjà fait des dizaines de fois pourtant, j’en ai vu des bien plus bleus ou bien plus petits avant… Ma chef prend le relai. Désobstruction, ok.

J’attrape de quoi ventiler. 3 insufflations lentes. Puis 3 autres. Puis 3 encore. Au cordon, bradycardie toujours. On réaspire. Bouche, nez. Ma chef reprend le relai : « je suis sûre que c’est obstructif !! ».
Je repense à ma dernière « réa » où j’ai aspiré le bébé pendant 5 minutes. 5 longues minutes. J’étais toute seule et je n’osais pas le ventiler parce qu’il y avait une histoire de liquide méconial, alors j’ai désobstrué comme une malade, pendant 5 horribles longues minutes. Et à la fin, un cri ! Et il s’est recoloré, et c’était reparti, et rien d’autre à faire, j’en tremblais de soulagement.

Mais là, ça ne suffit visiblement pas, et notre petit est en train de nous filer entre les doigts. Intubation. 20 secondes chrono. J’admire ma chef qui gère toujours : « il me faut quelqu’un à l’aspiration » « Toi tu règles le respi ». « On est dedans, je tiens la sonde, tu connectes, tu montes les pressions à 26, l’oxygène à 100%… ».

On a un scope maintenant. C’est pas mieux pour le cœur, toujours bas.
Et la crevette, elle gaspe sur sa sonde.

J’attrape l’adré, à portée de main. « Vas-y, 1 ml, dans la sonde ! » « Comme ça, directement ? ». Ben vi, j’ai jamais fait. Juste en simulation et c’est loin d’être la même chose.

1 fois. 2 fois. Toujours lent. On a fini par attraper un cathéter, le mettre dans la veine ombilicale, injecter la 3e dose d’adré. Dans la précipitation, j’ai fait plus d’un millilitre…

On a eu « un cœur », comme on dit. On a vu les chiffres grimper sur l’écran, comme dans les bonnes séries américaines : 70, 100, 125, 146…

On a regardé l’heure. 7 minutes de vie.

7 putain de minutes.

Je me serais bien arrêtée pour pleurer, là tout de suite, parce que j’étais pas préparée, que ça a été trop long pour le bébé, et trop vite pour moi, que dans l’affolement on a même pas massé, ou parce que le bilan est revenu et que le pH était le plus bas que j’aie jamais vu.

Mais il était là, ce petit bonhomme maintenant, et il fallait reposer un cathé bien proprement, appeler la réa, faire chauffer le surfactant, appeler le samu, remplir le dossier…

Et une fois pris en charge en réa, aller parler à la famille, ne pas faire une tête trop d’enterrement, ne pas pleurer quand ils pleurent, on est quand même pas là pour ça.

 
Ca fait deux ans maintenant que je fais de la pédiatrie. C’est assez étrange : tous les jours, je vois de nouvelles choses, auxquelles je n’avais pas du tout pensé. Tous les jours j’ai un peu plus peur de ce qui m’attend le lendemain. En ce moment, je suis donc du genre terrorisée en toute circonstance…
Mais tous les jours, même les plus pourris, je me dis que j’aime ce que je fais, que c’est un boulot super dur mais que peut-être, peut-être un jour j’y arriverai…

A propos openblueeyes

Apprentie docteur en pédiatrie.
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18 commentaires pour 18h32

  1. No Superdoc dit :

    Ca me rappelle une chanson… :

  2. Barbara dit :

    j’allais dire la même chose que le commentaire au dessus

    pour un retour blog il est intense

  3. 10lunes dit :

    Heureuse de retrouver tes textes après ton long silence.
    Et ce souvenir qui remonte avec tes mots, blouses blanches serrées autour d’une table de réa, lumière crue, gestes surs, ballet bien réglé, peu de paroles, consignes brèves.
    Et des mains tremblantes, les miennes. Novice en formation, je n’étais pourtant là qu’en observatrice.

  4. stephane dit :

    Jolie note, je sais pourquoi je n’aurai pas pu être pédiatre.
    Tu as eu des nouvelles de l’enfant?

  5. Une de ces choses pour laquelle j\’aime ne pas être pédiatre… même si sf hors CHU on peut largement se retrouver dans ta situation. Ca fait partie du job et apprendre à faire ça…voilà quoi.

    Sinon, une chef qui fait les simulations dirait que LA méco est une CI relative à la ventilation au masque et que du coup la seule vraie serait la hernie diaphragmatique, surtout si pas vraiment sure de l\’inhalation, surtout si ça fait 5 min que tu aspires…

  6. Fourrure dit :

    La trouille, elle ne lâche pas facilement. Elle est là tout au début, quand on débute son boulot, pour rien, juste parce que bon, c’est le début.
    Mais cette trouille là, ce n’est rien par rapport à celle qui suit, quand on commence à devenir bon, quand on sait ce qui nous attend. Quand je me rappelle de cette boule au ventre, je n’ose imaginer la tienne, avec ces bébés.
    Et puis elle s’est détendue, cette trouille. Elle reste tapie, elle resurgit lorsque la confiance est trop grande. Sanction.
    Cette trouille, je l’ai vue chez certains de ceux avec qui j’ai bossé. Ils étaient bons, ils le sont devenus plus encore. Les mauvais, ils n’avaient pas peur.

    • stephane dit :

      Très vrai ton commentaire. Ce qui augmente la peur avec le temps, c’est de savoir qu’on devient le dernier recours, celui vers qui on se retournera quand les autres n’y arrivent pas. C’est valorisant mais ça génère une quasi obligation de résultats qui pousse à toujours s’améliorer. Le temps passe mais on a toujours peur au fond de soi et ça permet de rester vigilant en éveil.

  7. poussière dit :

    Bravo le retour
    la peur au ventre ? ça me rappelle : « le trac ? vous ne l’avez pas ? Ne vous inquiétez pas, ça vous viendra avec le talent …. »
    un drôle de cadeau qui nous est fait avec l’expérience…qui sait ? un outil pour utiliser les données enregistrées, accélérateur d’adaptabilité ?
    En tout cas, merci pour ce retour !

  8. Mmm, que c’est bien, et fort, et tout. Quel beau métier quand il est fait avec coeur.
    Comment va le bébé, tu sais ?

  9. Fred dit :

    Bonjour, je suis un papa qui a assisté à la réanimation de son enfant. Je tenais à dire tout le bien que je pense de personnes telles que vous. Que dire d’autre. Continuez.

  10. openblueeyes dit :

    Merci merci :)
    @NoSuperDoc : j’avais vu cette vidéo il y a longtemps. Je trépignais moins sur ma chaise…
    @Knackie : je sais la CI relative, mais tant que tu ne l’as pas expérimenté sous tes doigts, que tu ne t’es pas posé la question « bronchoaspiration ? » avec un cerveau baigné d’adrénaline, c’est quand même moins concret …
    @Fourrure et Stéphane : C’est vrai, ça doit être à ça que ça sert, la trouille. Mais comme tout, c’est aussi une question de dosage. Au début de mon stage de neuro, j’ai passé un moment à chercher du coin de l’oeil la moindre anomalie chez les enfants de mes amis, l’angoisse au ventre. En arrière-pensée, toutes les annonces-diagnostiques affreuses de ces 18 mois de onco-réa-neuro cumulés. Ca va mieux maintenant, mais difficile de ne pas se laisser déborder…
    @Fred : merci :) J’espère que votre enfant va bien.

    @Tous : le bébé allait bien aux dernières nouvelles, il est sorti de réa au bout d’une semaine et n’avait pas saigné dans sa tête. Perdu de vu ensuite mais c’est souvent bon signe :)

  11. Gaelle dit :

    Bonjour, je suis une maman qui a eu une césarienne d’urgence, pour un bébé à terme heureusement et qui va très bien. J’ai néanmoins souffert atrocement pendant l’opération malgré la rachis anesthésie, comme si elle n’avait pas fonctionné. Du coup votre passage « Ils viennent de poser la rachi-anesthésie. Je me dis bêtement que bébé ne doit pas aller si mal si on prend ce temps là » me trouble. Peut-on faire une césarienne sans rachis anesthésie ou faisiez-vous référence à une anesthésie générale plus rapide? Merci d’éclairer ma lanterne. Bonne continuation.

  12. openblueeyes dit :

    @Gaelle : Je faisais référence à une anesthésie générale bien sûr, pas d’histoire de césarienne « à vif » ne vous inquiétez pas! Mais j’avais vu, avant cette épisode, des bébés « sortis » moins de 5 minutes montre en main après la prise de la décision de césarienne, et un tel délai n’est possible qu’avec une AG.
    Bonne continuation à vous :-)

  13. arnaud dit :

    C’est prenant. Je suis touché par le va et vient permanent entre les émotions et le mental, le stress des échecs et de l’enjeu, le soulagement devant la chef et d’autre part la volonté de réfléchir, de continuer à garder la main malgré les difficultés. Et tout ça sur un fond d’internat qu’on devine bien rébarbatif. Un beau récit, merci pour le stress à la lecture.
    Et la vidéo est cool par ailleurs!

  14. « […] ne pas pleurer quand ils pleurent, on est quand même pas là pour ça. »

    Est-ce vraiment si facile de retenir ses larmes, quand bien même on sait qu’on n’est pas là pour ça ? J’y vois là une des innombrables difficultés rencontrées dans ce métier, en plus, évidemment, de cette angoisse terrible, ce stress … Et puis, le fait d’apprendre « sur le tas », en condition réelle, s’étant à peine exercé.

    Bel article, chargé d’interrogations en tout genres sur le long apprentissage de la médecine, et ses aspects les plus douloureux. Personnellement, j’anticipe, à la lecture de ses messages. Mais parallèlement, je me dis que c’est la même galère pour beaucoup. Avec à la clé, sans doute, un des plus beaux* métiers du monde … Non ?

    Merci, et bravo pour ce retour !

    * « Le beau est un universel sans concept. » E. Kant.

  15. ES dit :

    En lisant cet article, je me suis souvenue que j’étais née à 29 SA (mes parents étaient morts de peur, ma mère m’a même avoué un jour qu’elle se demandait avait de me voir si je serais bien « finie » et si j’aurais tous mes doigts… Heureusement j’ai crié tout de suite et je n’ai eu aucune séquelle), et j’ai repensé à une de mes collègues dont le petit-fils de 6 ans est né à 29 SA aussi, c’est un petit garçon très intelligent mais qui est en fauteuil roulant et ne pourra probablement jamais marcher (et c’est seulement vers 4 mois qu’on s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas…)

  16. shakespire dit :

    Très beau témoignage que je découvre au hasard de mes pérégrinations Internet et qui m’a renvoyé à cette fameuse « peur » au ventre :
    Très récemment, un accouchement inopiné à domicile chez une femme à 40 SA (quoi de plus banal pour un SMURiste de 20 ans de bouteille !), mais plus que « inhabituel » (limite « houleux ») où j’ai flippé un max, avec des contractions utérines toutes les minutes faibles en intensité et en durée (moins de 20 secondes seulement), en imaginant toutes les complications possibles …
    L’enfant (une fille) est finalement née mais après une dystocie des épaules (l’extraction de l’enfant sorti à la vulve, a duré et stagné 3 voire 5 minutes qui me sont apparues comme une éternité…
    Heureusement que le reste de l’équipe (mon IDE et mon ambulancier) ont « assuré » pour m’aider à m’en sortir ! Je leur dois beaucoup…
    Bon retour à vous, indéniablement vous avez déjà l’étoffe de vos aînés !

  17. armance dit :

    J’ai fait pendant 4 ans des aides-opératoires pour financer mes études. J’ai trouvé ça passionnant, mais le coup de stress quand tout commence à merder et qu’il faut prendre la direction des opérations, je me suis dite que je n’étais pas faite pour ça.
    Autant certains pédiatres de ville en chaussons me gonflent, autant je suis remplie d’admiration devant les gens qui font des choses extraordinaires: réanimer un nouveau-né, ou effectuer un sevrage chez un nouveau-né de mère toxico…
    Respect!

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